Plus proche de nous, je pourrais citer parmi les collègues que j’apprécie beaucoup Jean-Pierre Lebrun. Inspiré par l’œuvre de Jacques Lacan qu’il rend lisible à sa façon, il est également un lecteur infatigable cultivé par les travaux de quantités d’autres penseurs. Discutant toujours ferme et combatif, il est l’auteur de nombreux livres très instructifs. Il y explore les figures contemporaines de la subjectivité et la refonte possible du lien social en essayant d'examiner aussi bien les opportunités que les risques présentés par une société égalitaire ayant évacué l'autorité patriarcale, ce qu'il n'y a pas lieu de regretter, pour désormais accorder une place de choix au discours de la science et organiser la société à la mesure de crédos qu'on pourrait appeler néolibéraux.
L’intellectuel exigeant et bouillonnant qui l’habite
n’oublie cependant jamais qu’il est un praticien ‒ à sa manière, absolument. En
tant que praticien il n’hésite en effet jamais à sortir du cadre classique où
travaille d’ordinaire tout psychanalyste. JP Lebrun quitte ainsi le fauteuil
installé derrière le divan ou le face à face entre individus s’entretenant dans
un cabinet privé. Il va inlassablement retrouver le monde et les gens qui
l’habitent dans les institutions pédagogiques, hospitalières et autres pour y
pratiquer la psychanalyse au vif de la société, autrement donc qu’à partir
d’une seule personne ‒ laquelle ne saurait de
toute manière exister autrement qu’en société, en étant marquée par le monde
des institutions sociales.
La critique sociale d’inspiration psychanalytique est précieuse. Elle nourrit le débat sociétal. Elle n'est sans doute pas non plus absente lors du travail concret que le psychanalyste effectue avec ses analysants qu'il cherche à comprendre et accompagner dans leur contexte social. Mais elle n'implique pas du tout que le travail concret du clinicien sert à nourrir des fantaisies révolutionnaires à l'égard du tout social, des fantaisies naïves et irréalistes. La pratique psychanalytique, tout en maintenant une distance critique à l'égard de la société contemporaine, est à mon sens avant tout une pratique clinique, destinée à accompagner et aider les gens sans oublier ce qu'ils sont, des humains complexes dans des situations complexes, sans prise immédiate sur la réalité, mais capables de se repositionner en examinant ce qui les travaille. Ne pas prendre acte de cette dimension proprement clinique, ouvre la porte à des dérapages parfois catastrophiques. La responsabilité première du psychanalyste praticien est de rendre un service clinique, aussi bien dans le cabinet privé que dans le monde institutionnel.
Il va de soi qu'on puisse aussi passer l'institution psychiatrique au crible. Il ne faut pas hésiter à combattre certaines pratiques psychiatriques si elles s'avèrent plus carcérales qu'hospitalières. Mais je ne crois pas que les pratiques psychiatriques équivalent par définition à des abus de pouvoir. Essayer de vivre en communauté avec des patients psychotiques par exemple est ni plus ni moins un défi politique, puisque l'enjeu est de vivre ensemble sans se détruire, au quotidien, en se mettant d'accord sur quantité de choses, en distribuant tous les rôles à jouer tout en combattant l'aliénation qui n'arrête pas de ressurgir. Il y en a, des abus, certes. Et c’est regrettable. Mais j’ose affirmer que le refus obstiné de s’instruire en tant que psychanalyste en se frottant aux pratiques psychiatriques effectives, celles de la psychothérapie dite institutionnelle par exemple, celles de grands cliniciens engagés sur le terrain tels François Tosquelles et Jean Oury, conduit parfois à des abus de pouvoir ‒ pas dans les institutions psychiatriques cette fois, mais dans le cabinet du psychanalyste lui-même, malheureusement.